Kiana
attend encore. Et plus le temps passe, plus elle angoisse. Pourquoi ?
Elle sait qu’elle va devoir y repenser aujourd’hui. Elle n’en a pas
envie. En ce moment, elle est heureuse. Kilian et elle forment un
couple adorable, et elle ne veut pas tout gâcher, comme elle sait si
bien le faire. Elle n’a pas le droit de parler. On le lui a interdit.
Alors elle ne parlera pas. Et elle ne se souviendra jamais. Ses parents
l’obligent encore à voir Alex, ce qui ne lui déplairait pas s’il
n’essayait pas de percer le fond de ses pensées. Cela ne regarde
qu’elle après tout. Mais il faut qu’elle y aille, alors elle entre et
s’allonge sur ce sofa, comme si c’était devenu une habitude. Elle n’en
est pourtant qu’à sa deuxième séance. Il parle, encore et toujours. Il
lui demande de remonter dans son enfance, d’essayer de se rappeler.
Mais elle refuse et secoue énergiquement la tête. Ce ne doit pas être
la première fois que l’un de ses patients ne lui obéit pas. Il dit
qu’il comprend, qu’il peut attendre. Mais il n’attend pas et ses
questions reprennent de plus belle. Pourquoi refuse-t-elle de parler ?
Que s’est-il passé et qui l’effraie tant aujourd’hui ? A-t-elle
toujours été comme ça ? Est-ce différent lorsqu’elle est en compagnie
de son petit ami ? Hm. Ses parents ont sans doute dû lui en dire deux
mots. En fait, les Delen semblent soulagés. Ils s’entendent
véritablement bien avec Kilian, et apprécient le fait qu’il la fasse
sortir un peu de chez elle. Il est le seul à la faire sourire
sincèrement, et pour cette raison, ils ne peuvent blâmer leur fille
d’être toujours en sa compagnie. Elle ne néglige cependant pas ses
études, qui sont, elle le sait, très importantes. Elle a de bonnes
notes, travaille bien, même si elle refuse encore et toujours de
parler. Tiens. Le psychologue en vient justement à l’école. Il lui
demande comment elle s’entend avec ses camarades. Comme si elle
comptait lui répondre. L’étudiante soupire, le remercie du regard –elle
arrive désormais à se faire comprendre ainsi-, attrape sa veste posée
sur le fauteuil. Elle veut partir, elle en a assez. Elle ne veut pas
qu’on l’aide. Alex ne veut pas la laisser partir. Il lui demande alors
de s’asseoir, le tout très calmement. Elle s’éxécute. D’une voix douce
et rassurante, il lui explique qu’il voudrait qu’elle pense à sa
famille. A ses relations avec ses proches. Elle ferme les yeux, façon
pour elle de lui dire qu’elle ne veut pas. Il insiste et lui intime de
s’allonger de nouveau et de replonger dans ses souvenirs. Malgré elle,
elle n’a pas le choix et repense soudainement à tout ce qu’elle a
enfoui en elle depuis tant d’années.
Kiana attend toujours. Il
est là. Il la regarde, d'un oeil mauvais. Elle sait ce qu'il attend
d'elle, elle est pourtant incapable de bouger. Ses doigts effleurent la
joue de la jeune fille, qui frémit à l'idée qu'il pose ses mains sur
elle. Ils glissent le long de sa gorge, se faufilent sous son T-shirt.
Elle n'a qu'une envie. Hurler. Mais elle demeure immobile, prisonnière
de sa propre enveloppe charnelle qui refuse de lui obéir. Elle n'est
que spectatrice de son odieux châtiment. Il profite d'elle, il s'amuse,
il la frappe, espérant la voir fondre en larmes. Elle tient. Elle
refuse de lui offrir ce qu'il demande, elle ne pleurera pas. Elle en
est de toutes façons incapable. Son souffle chaud caresse la peau
froide de sa victime, la brûle, et laisse plâner dans l'air une odeur
de mort, ce qui aux yeux de ce petit être frêle et innocent sonne comme
un soulagement, une promesse, l'assurance que son calvaire prendrait
bientôt fin. Pour la première fois, l'homme ose la regarder dans les
yeux. Son visage si familier exprime un dégoût, un mépris tel qu'il
l'achève aussitôt. Elle se laisse aller dans ses bras, et il dépose un
dernier baiser sur son front. Tom l'a tuée. Kiana ne se relèvera jamais.
Dans
la salle d’attente du professeur Stewart {Me demandez pas pourquoi ce
nom (a)}, un cri retentit. Kiana vient de se réveiller de son
cauchemar. Alex, penché au-dessus d’elle, arbore cependant un fin
sourire. Il a l’air plutôt satisfait de leur deuxième séance. Se
pourrait-il qu’elle ait parlé durant son sommeil ? Elle le regarde,
effrayée, complètement désemparée. Il la rassure, il lui dit que c’est
très bien. Qu’il ne faut pas qu’elle ait peur, qu’il n’en parlera pas à
ses parents. Il est lié par le secret professionnel de toutes façons.
Elle se relève, les jambes flageolantes, les mains moites, et reprend
sa veste. Il vient de détruire la vie qu’elle avait choisie et ne s’en
rend pas compte. Il ne fait que répéter la même phrase, sans arrêt :
« Bien. Nous avançons, c’est bien. »